LA CHUTE

 
Faut-il vraiment tant de danger
à nos objets obscurs ?
Le monde serait-il dérangé
étant un peu plus sûr ?

Petit flacon renversé,
qui t’a donné cette mince base ?
De ton flottant malheur bercé,
l’air est en extase.

R. M. Rilke,Vergers, 55.

LE monde aime la chute. Il m’a fallu du temps pour le comprendre ; mais à présent, mes doutes se sont dissipés : je suis arrivé à la conclusion qu’il en va bien ainsi. Je me suis long-temps demandé si tout ce danger était nécessaire. Le monde serait-il dérangé d’être un peu plus sûr ? Je sais aujourd’hui que le monde choisit la ruine, que rien ni personne ne peut avoir le moindre espoir. Le risque excite le monde. Le danger comble sa faim.

Je regarde autour de moi et ne perçois qu’hostilité et menace — la fin qui nous assiège. Je nous vois toujours près de tomber, de chuter avec fracas, de nous écraser au fond du gouffre qui s’ouvre sous nos pieds. Et avec nous, tous les êtres petits et grands qui nous entourent, qui succombent sans cesse au harcèlement de la mort, du hasard, du malheur — légions de fourmis broyées par la roue qui passe, bancs de thons pris dans les filets du mas-sacre, avalanche de printemps emportant les bêtes encore engourdies, affaiblies par le sommeil de l’hiver. Et que dire des choses, toujours au bord de la destruction, menacées par le gel, par le feu, par la rouille, par les mites — par la chute ?