ou les sous-mains hébraïques de Georges de la Tour.
LA LANGUE est sans doute ce qu’une nation a de plus intime et ce qu’elle oublie le plus volontiers. La mémoire qu’elle garde d’elle-même est souvent muette, et se cache, empruntant des détours surprenants. Un exemple singulier nous en est donné par l’œuvre du grand savant Arsène Darmesteter (1846-1884), spécialiste de l’ancien français du Moyen Âge et du judéo-français(1) mais aussi défricheur des études juives, et notamment du Talmud, auquel il consacra une étude pionnière. Il eut ce que Moshé Catane(2) appelle une idée de génie pour retrouver le français in statu nascendi : plus exactement, il faudrait parler de « vernaculaire » parce que Rashi l’emploie sous la forme du dialecte champenois(3). Rares étant les gens
qui savaient lire et écrire, et qui voulait écrire un texte sérieux ne l’imaginait qu’en latin : le règne des « gens à latin» interdisait qu’on le fît autrement que dans la langue de Cicéron. À une grande exception près : les rabbins français qui, dans leurs commentaires, expliquaient une notion difficile en la « traduisant » dans le langage courant mais en caractères hébraïques. Le problème du déchiffrement surmonté, apparut ainsi une masse importante d’informations inédites, notamment dans les commentaires de la Torah et du Talmud, et singulièrement dans l’œuvre de Rashi (1040-1105). Relevant ces « glosses », Darmesteter enrichit considérablement notre connaissance du parler roman de Champagne(4).
Les gloses de Rashi sont d’autant plus précieuses qu’il adapta les lettres hébraïques à ce qu’il entendait autour de lui au point de donner une « véritable notation phonétique aussi fidèle que possible par l’utilisation des pointsvoyelles de l’hébreu écrit vocalisé(5) ». De la sorte Rashi fait entendre le français à travers l’écriture hébraïque et l’hébreu dans la langue française, puisque les influences
semblent réciproques(6). La traduction de l’hébreu en français et inversement fait partie intégrante du travail d’exégèse de Rashi(7).
Comme le rappelle Menahem Banitt, il est significatif que la présence d’une langue étrangère en sous-main dans le texte de Rashi ait fait d’emblée l’objet d’un contresens : le mot technique be la‘az (לעז), entre guillemets, signalant l’emploi d’un mot français écrit en caractères hébraïques a longtemps été mal compris. On a voulu y voir une abréviation de bileshon am zar, « en langue étrangère », alors que le mot signifie « en roman » : en vérité les Juifs de la Romania s’étaient appropriés le terme technique des Psaumes 114,1 afin de nommer leur langue : la‘az désignait la langue d’Oïl pour les gens du Nord comme elle aurait désigné l’italien en Italie. « L’erreur est révélatrice : on avait oublié que, pour Rashi, le français, ou plutôt le dialecte champenois, était la langue maternelle », ou leshonenu, suivant sa propre expression, « notre langue8 ». Le résultat était simple : « On écrivait l’hébreu, mais on ne le parlait pas. On écrivait aussi le français, mais en caractères hébraïques. » Dans l’histoire de la langue hébraïque, Rashi a été à l’opposé un grand introducteur de gallicismes et a multiplié les calques syntaxiques et sémantiques.