MÊME SI BENEDETTO CROCE N’EST PAS NÉ À NAPLES, mais à Pescasseroli, dans les Abruzzes, il est difficile de le séparer de la ville qu’il habita si longtemps, dès sa jeunesse et jusqu’à sa mort, et presque continûment depuis son retour de Rome, en 1883, où l’avait hébergé son oncle Silvio Spaventa après le terrible tremblement de terre de Casamicciola : Croce y avait perdu ses parents et sa sœur unique, Maria, et il était resté lui-même, comme il l’écrit dans les Souvenirs de ma vie, « enseveli de longues heures sous les décombres, les membres fracassés ». S’en étaient suivies des années d’angoisse, de tentations de découragement, jusqu’à celle du suicide. Il serait aussi vain de séparer Croce de ce traumatisme premier que de l’omniprésence de Naples, où se profilent tant d’ombres. Affaire de tempérament et de circonstances, sans doute, surtout si dramatiques : on ne saura jamais presque rien, directement, de la vie de Croce — de ce qu’il aimait véritablement, comme de ce qui l’a profondément marqué. « Mais il ne fait aucun doute », écrit Giancristiano Desiderio dans la belle biographie qu’il a consacrée au philosophe (1), qu’il « a utilisé sa propre vie en écrivant et en comprenant l’histoire, y compris les histoires d’amour. Au fond, Croce avait cette exquise habileté d’approfondir dans l’histoire des sujets et des faits qu’il vivait lui-même à la première personne. »
Ainsi, pour Naples et l’affection profonde qu’il avait pour sa ville, de ces livres infiniment attentifs que sont I teatri di Napoli, Storia del Regno di Napoli, ou encore les Storie e leggende napoletane, auxquelles Un coin de Naples (Un angolo di Napoli), dans l’édition bien postérieure de ces histoires et légendes, servira d’ouverture.
Au début de son étude sur Croce(2), Federico Chabod citait « des pages de ce délicieux tableau » qu’est Un coin de Naples : des pages, à ses yeux, « qui résument entièrement Croce et offrent pour ainsi dire le fil conducteur à travers son œuvre. Que le “lien sentimental avec le passé” prépare et aide à la compréhension historique, “condition de tout véritable progrès civil”, et ennoblisse beaucoup les cœurs ; que dans les ombres des “vieux souvenirs” l’imagination aime de temps en temps à se renfermer et que l’esprit se fasse “ancien”, ayant même horreur des “rayons du soleil” trop vifs qui mettent en fuite les ombres : voilà les motifs permanents, chez Croce, de sa jeunesse à l’âge le plus avancé. Sa pensée évolue et, d’un siècle à l’autre, varient les points fondamentaux de son credo philosophique ; de l’histoire “narration” du mémoire de 1893 on passe à l’histoire en tant que “problème” de 1938 : mais toujours intact reste ce besoin intérieur de parler avec le passé, de se sentir enveloppé, poussé et maintenu “dans les grandes résolutions et les espérances, par les esprits de nos pères, comme une sévère cohorte qui se déploie dans les siècles”(3). Le passé : c’est-à-dire les hommes et leurs œuvres, que ce soient des actions politiques, des créations poétiques ou de grands palais, des églises et des monastères qui sont, comme au croisement de la via Trinità Maggiore avec la via San Sebastiano et la via Santa Chiara, non seulement des lignes architecturales, mais des hommes et des femmes, des silhouettes vivantes qui surgissent de l’ombre des siècles, pour peu que notre esprit se mette à interroger amoureusement ces vieilles pierres. Des gentishommes et de nobles dames, des religieuses et des jésuites, les splendeurs d’un salon patricien et l’enseigne
ment d’un Vico : c’est l’histoire de Naples qui parle par ses monuments. Croce, peu touché par la voix de la nature, la nature sans les hommes, “classique” également en ceci et pour cette raison s’opposant toujours avec méfiance à un certain sens cosmique et panique de la nature, du romantisme sourtout allemand, consacre son esprit au passé des hommes, lequel stimule et guide vers le présent. Ce sens du passé, c’est-àdire de l’histoire, Croce l’a pour ainsi dire d’instinct, dans le sang, même avant tout travail intellectuel. »
Chabod soulignait que « cette technique narrative — de l’homme vu sur la toile de fond des œuvres de l’homme, église, palais et rues — [...] exprime parfaitement le monde intérieur de Croce ». Ici, il est sûr que l’être même de Croce et ce qu’il a voulu de sa pensée, de l’œuvre et de son idée, se rencontrent parfaitement. Son absence apparente témoigne de sa présence réelle. « On ne comprendra jamais rien », écrivait-il dans Théorie et histoire de l’historiographie, « au processus effectif de la pensée historique si l’on ne s’appuie pas sur le principe que l’esprit lui-même est histoire, et en chacun de ses moments à la fois producteur d’histoire et produit de toute l’histoire qui le précède ; si bien que l’esprit porte en lui toute son histoire, qui, par suite, coïncide avec lui-même(4). » Mais quelque chose gêne dans un si beau système, et si jalousement gardé ; la gêne (en vérité, une impression d’étouffement) n’ôte rien à l’admiration, elle signale seulement une grande distance, indéniablement voulue (une distance, une froideur ardente, qu’on retrouvera chez d’autres qui l’ont connu, comme Calamandrei par exemple). Le lecteur s’en apercevra, Croce quitte très vite le chemin de lui-même (ainsi au début d’Un coin de Naples), et s’il le retrouve, comme à la fin de ces pages, ç’aura été pour se regarder vivre en esprit dans les tout autres figures de lui-même (comme orchestrateur, dirait-on, du temps) que l’histoire dépose sous ses yeux. Comme seraient au même moment un évitement et une omniprésence jouant de conserve dans un théâtre d’ombres.
Il y a une chose que ne dit pas Croce, en décrivant le quartier qu’il habite. Il a quitté la via Atri pour s’installer en 1911 au second étage du Palazzo Filomarino, au cœur de Naples, d’où il considère les lieux et l’histoire ; mais une figure féminine veille sur toutes ces années, depuis 1893 : celle d’Angelina Zampanelli, avec laquelle il vivra maritalement pendant vingt ans, jusqu’à la mort de la seule femme qu’il ait aussi passionnément aimée, le 25 septembre 1913. Années de grande fécondité intellectuelle, de grand bonheur aussi, aux côtés de celle que tous diront si belle — et dont le lecteur se plaît à voir un reflet en cette âme singulière que fut l’héroïne de ces pages, Julie de Gonzague. Il se peut qu’on perçoive cela en lisant Un coin de Naples, écrit quelques mois avant que la mort ne fasse tout basculer à nouveau. Croce ne se lassera pas de dire que la culture, la pensée, ne sont jamais un savoir abstrait ; qu’elles touchent et concernent la vie. Mais la vie comme pensée, précisément, comme mouvement, comme responsabilité. Non pas la vie, pour ainsi dire, comme biographie. — Reste que c’est bien cette dernière qui fait à nos yeux, en un moment de quasi-suspens biographique avant un autre orage, la valeur la plus précieuse de ces pages ; tant il est vrai qu’on n’incarcère jamais un système jusqu’en ses dernières conséquences.Voilà pourquoi — comme en une sorte d’hommage — on a voulu reprendre la forme précise que Croce et son ami éditeur, Giovanni Laterza, avaient donnée à la première édition d’Un angolo di Napoli, en 1912 : une forme très sobre, très belle, comme serait un cadeau intime. Seul le texte a changé, traduit désormais dans une autre langue. C’est peut-être, au fond, Croce qui avait raison : quand tout change, quand change le décor de la vie, mieux vaut peut-être n’écrire qu’une histoire nous rappelant à la nôtre.
C. C.