ORIGINE ET LIMITES DE LA JUSTICE (1809)

Présentation. 

 

[Il y a une chose dont parle trop peu l’édition la plus récente qui ait été donnée du discours de Foscolo et dont nous traduisons ci-dessous la préface, due à Carlo Galli, en guise de présentation1 : c’est l’extraordinaire beauté de ce texte. Mais ce qui explique aussi sa présence ici — a-t-il jamais été traduit ? Il ne nous semble pas — et qu’évoque brièvement Galli, c’est, plus que les thèses fascinantes et discutables qu’il défend, ou même la saveur de sa langue, l’expression qu’il est à son tour d’une véritable via italiana alla filosofia, et l’évidence que de cette approche, de ce cheminement-là nous avons besoin, quelles que soient les variations des noms qu’il porte et des pensées qu’on y trouve, de Vico à Satta ou à Capograssi. Fallait-il le redire ? Les lecteurs s’en doutent : le fil est visible dans le labyrinthe intérieur que semble parfois constituer Conférence. Que cela ait quelque rapport avec ce qu’on peut appeler le souci de la vie, c’est une évidence, mais comme toutes les évidences, elle est généralement peu respectée — dans l’hypothèse où elle serait perçue. Ajoutons autre chose : Foscolo est né dans l’île de Zanthe, jadis propriété de Venise. Pourquoi insister ? Il y a de discrètes symphonies.] 

Œuvre généalogique que celle de Foscolo, à commencer par le titre. Ce qui le pousse à écrire, ce n’est pas une déduction, mais une généalogie de la justice ; non pas une recherche des principes de la justice, mais une reconnaissance de son origine historico-politique. « Origine » est ici le mot-clef, dans la dépendance évidente de Vico — « la nature des choses n’est rien d’autre que leur apparition à un moment et dans des circonstances bien déterminées » —, et dénote donc une attitude anti-essentialiste, anti-métaphysique et anti-rationaliste, tournée tout autant contre la raison ordonnée, thomiste, objective, que contre la raison ordonnatrice, cartésienne, subjective ; une attitude qui, décrite de façon positive, est essentiellement historique. Si l’on ajoute à cela que la thèse fondamentale de ce texte — dont la grandiloquence et les thématiques rappellent maints passages des Tombeaux — est que la justice n’est pas celle, idéale, des scolastiques antiques et modernes, mais n’apparaît qu’avec la force, à travers la division et le conflit, c’est-à-dire dans la répétition, sous des formes toujours nouvelles, de cette origine illégitime, on peut comprendre combien le texte est exemplaire de l’attitude « concrète » de la culture italienne qui se nourrit de la Vie plus que de l’Idée, qui met la politique avant les abstractions, le collectif avant l’individuel, la substance historique dramatiquement vivante avant la construction rationnelle de la forme. 

Dans des images puissances mais indemnes de la « recherche onomastique hellénisante » et de l’hypertrophie du Moi qui avaient trouvé en Gadda (ll guerriero, l’amazone, lo spirito della poesia nel verso immortale del Foscolo [1958]2) un critique hilarant et dévastateur (mais derrière sa cible, Foscolo, il visait D’Annunzio et — en 1932 — le narcissime sexiste, vitaliste et mufle du Mussolini de Eros e Priapo3), se déploie une histoire naturelle de la nécessité : une nécessité qui n’est autre, cependant, que l’ensemble des contingences historiques, et qui n’a rien de téléologique. Une nécessité qui est vraie d’une vérité historique — de mille « effets de vérité », dirions-nous — et non d’un Vrai idéal. La justice, pour Foscolo, cette « âme universelle » de l’humanité, apparaît tout entière dans l’immanence et le conflit, niée dans sa pureté, absente dans sa supériorité, présente seulement dans la force des faits (dans les armes, dans les intérêts), seulement dans l’inégalité réelle des hommes, dans les rapports asymétriques de pouvoir. La justice est le destin commun et tragiquement partagé de l’humanité ; elle est le destin politique — elle est la politique comme destin, selon le mot de Napoléon — ; et c’est à connaître et à exprimer ce destin que se voue la « pensée poétique » (c’est encore Gadda qui parle) de Foscolo, ou plutôt son effort de tenir ensemble pensée et Vie. 

À la grande fresque réaliste de l’injustice dans l’histoire (les navires de la traite négrière, l’esclavage de la glèbe, les différentes formes de domination), c’est-à-dire à la justice blessée qui ne se propage qu’à travers la guerre et la division, le particulier et non l’universel, la raison d’État et non la Raison, il est vain d’opposer des théorèmes universels abstraits, la nature, le droit naturel, comme il l’est d’opposer à la société le bon sauvage. La Nature est, au contraire, précisément cette Vitalité, cette avidité universelle, l’instinct de conservation qui anime et incite les particuliers, les pousse, par le plaisir et la douleur, à s’opposer aux autres, et à se réunir avec quelques-uns en vertu non pas d’un contrat, mais de rapports concrets d’intérêts inégaux, et donc de rapports de conflit beaucoup plus que d’entente. Sans ce conflit, il n’y a pas d’ordre historique réel, selon une intuition qui trouve son origine chez Machiavel et qui parcourt — non comme un leitmotiv, mais avec cependant quelque évidence — la Modernité par le truchement de Spinoza.